“Nicolas Darrot”
Arlequin descendu dans l’arène
Par Mériam Korichi
Des pupilles bleues animent étrangement la tête de bois du poète latin, notre devancier visionnaire, sans crainte et sans espoir, Lucrèce. Tête sculptée dans un billot de bois brut, tronc tombé, débité et non traité, bois non précieux, sauvé du rebus, de l’insignifiance, bois abrupt, relevé par des gestes résolus à lui donner les traits d’une face humaine antique, et franche, au regard lucide, présence pleine de puissance, qui dit l’alliance de la matérialité de la nature et de l’art. Ce regard bleu perçant, comme un avertissement et comme un manifeste.
Lucrèce, figure tutélaire de l’incursion de Nicolas Darrot dans la nature des choses, coryphée de l’épopée des lignes, des surfaces et des volumes composant la galaxie d’œuvres exposées ici. Lucrèce, tête dans des cartes de trajectoires célestes en bambous, à l’avant-poste d’une aventure initiatique revendiquant un sens dégagé des faux-semblants complaisants des grands récits providentiels et des boniments des charlatans qui vendent du rien, des songes creux, des choses inconsistantes, ces choses qui ne sont pas des choses mais des instruments de domination et d’asservissement. Le De Natura Rerum, qui émergea à la face du pouvoir romain autoritaire et abusif, défend, rageusement, la puissance des individus qui veulent savoir, se libérer des superstitions et des préjugés, tourner le dos à l’esclavage de la cupidité. Le long poème passionné décrit le monde selon les principes d’Épicure, un monde de choses périssables, constamment soumises à l’aléa et à l’altération, sans intention et sans pourquoi. Monde de formes, de textures et de couleurs, monde sensualiste. Monde épique, à regarder en face, au sein duquel agir, dans l’arène duquel descendre éprouver sa persévérance et sa quantité de puissance d’affirmation. Univers non dénué d’enchantement, mais qui ne pourra être célébré et glorieux qu’au moment où il sera enfin désenchanté, quand aucun espoir ni crainte n’y sera plus nourri, pris pour ce qu’il est, assaini de ses fantômes. Monde caustique, ironique et incandescent, que celui de Nicolas Darrot, où brûler ses illusions naïves. La série de dessins Salty Glider illustre cela par une fable. L’humain plane inconscient, baignant dans une innocence problématique, son intelligence bornée, jusqu’à s’abîmer en plein vol, chuter et dégrader inévitablement ce qu’il touche. La nature fait pitié, elle nous poing, voilà une donnée de notre temps. Les trois grands dessins de l’agave, de l’arbre sec et de la forêt nous poignent : voici nos memento mori modernes, nos Pietà contemporaines. Le dessin aligne la nature tragiquement abîmée et les efforts techniques monumentaux des humains pour prolonger leur empire au-delà de la terre, dans le ciel, vers d’autres planètes. Mais la matière crisse, elle n’obéit pas à un plan de conquête humain. Pendant que l’agate rayée de Starlink fait vibrer une sensation de matière primordiale à la dureté formidable, les grands portraits dessinés de satellites ne présentent-ils pas des vanités ? Ces Salles blanches sont l’antichambre de notre désir insatiable de connaissance et d’expansion indéfinie. Les trois ensembles de dessins, surface de contact avec l’humeur de l’artiste, mordante et mélancolique, ouvrent ainsi sur des scènes où se joue le sens fondamental de la matérialité.
Il importait cette fois à Nicolas Darrot, pour nourrir son ars inveniendi et poursuivre son œuvre d’inventeur de machines génial et visionnaire dans la lignée de Léonard de Vinci, de sculpter directement le bois et de mettre au centre de l’arène d’exposition un ensemble de sculptures en bois polychromes aux lignes simples, pures, relevant d’une topologie anthropomorphe essentielle.
En se décidant à entailler le bois pauvre, en apparence inanimé et mort, Nicolas Darrot va à l’os de la forme humaine, là où le creusement de la matière révèle la figure dans son sein. Celle-ci ne résulte pas d’une finalité spirituelle. L’esprit naît de l’individuation opiniâtre et aveugle de la matière. Des figures humaines et aveugles imposent leur densité propre. Poing fermé et dressé sur un podium blanc et rouge. Roulements de tambour silencieux en continu. Le poing ne se desserrera pas au milieu de l’arène de l’existence à la persévérance profonde et obstinée. Le poing levé, proue du cortège des solides foncièrement humains de Nicolas Darrot. Des figures suaves et sourdement anthropomorphes, dont l’existence fuse intensément et aveuglément au milieu de l’espace. S’enrôlant sous la bannière de Lucrèce, Nicolas Darrot met de l’animation dans le remède amer. Remède amer nécessaire contre l’assaut incessant des illusions faciles et nocives sur l’innocence, le sens éternel de la vie humaine, fragile et courte, souvent insignifiante et humiliée, à la merci de la destruction, menacée d’anéantissement, sans la destinée d’élection et de rédemption à laquelle les religions ont toutes essayé de faire croire. L’expérience suave et puissante dépend ici d’un climat mental qui ne craint pas les vents frondeurs de la mélancolie et de l’ironie. Ils frappent les sens et la pensée et les orientent vers la vraie nature des choses, qui est le plus souvent sombre. Une réalité statistique.
Il y a un caractère sombre, une origine charbonneuse de l’existence et de la persévérance. Le masque noir de la Commedia dell’arte dit la vérité. Le masque noir des charbonniers, des intouchables des bas-fonds des villes, qui nourrissaient jadis le feu. Et de ce noir et de ce feu, a surgi Arlequin. Pulsion de vie, élan de l’enfance, état de nature, force tellurique, aveugle, puissance du présent. Il est là depuis longtemps et il va rester. Pied de nez aux codes sociaux de ceux qui croient à la solidité de la société alors qu’un coup de vent renverse les décors sociaux et te renvoie à la vulnérabilité primordiale, en même temps qu’à la naturalité fondamentale. Il met à distance la comédie sociale en donnant ses couleurs au cortège des existants.
Arlequin étend son manteau facétieux et infiltre le noir par une opération de physique poétique. Le noir s’est difracté en couleurs primaires. Arlequin n’est plus blême et crépusculaire comme chez Apollinaire ou blanc et boudeur comme chez Picasso à l’époque de la modernité triomphante. Il a repris ses couleurs, et son élan obstiné. Il est descendu dans l’arène cosmique et rayonne de couleurs. Nicolas Darrot transforme ainsi les raies noires du spectre solaire en manteau d’Arlequin, rideau de perles colorées, treille mobile, trame vivante, énigmatique, sas, passage à travers le sombre de la lumière manquante du soleil.
Jeudi 16.02.23, de 18h à 20h - Vernissage
Mercredi 22.02.23, 18h - Visite guidée de l'exposition en partenariat avec la Société des Amis des Arts
Téléchargez le dossier des artistes: ici